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Sans gêne aucune, un florissant marché de l’art sous l’Occupation

Le Mémorial de la Shoah à Paris accueille une expo sur le marché de l'art surant l'Occupation. A voir jusqu'au 3 novembre. KEYSTONE/EPA AP POOL/FRANCOIS MORI / POOL sda-ats

(Keystone-ATS) Des oeuvres d’art appartenant à des familles juives parmi des milliers d’objets de luxe vendus entre 1940 et 1944 à l’hôtel Drouot, avec les musées français parmi les acquéreurs: c’est ce que montre une exposition qui démarre mercredi au Mémorial de la Shoah à Paris.

Avec 300 documents, affiches, photos, objets, elle rappelle comment galeristes et collectionneurs juifs ont été victimes du zèle antisémite déchaîné du régime de Vichy, autant que des oukazes de l’occupant nazi.

“Sous l’Occupation, c’est la pénurie partout! Or à Drouot, on vend de tout, et les cliquetis des maillets d’ivoire sont incessants”, évoque Emmanuelle Polack, commissaire scientifique et auteure du livre de référence Le marché de l’art sous l’Occupation.

Ces ventes étaient réalisées parfois à prix élevés. Des affiches étaient apposées dehors, interdisant l’entrée des juifs, accusés par la propagande vichyste d'”avoir volé les richesses” des Français. On contrôlait les identités. Des visiteurs étaient chargés de débusquer ceux qui réussiraient à s’infiltrer.

Plus de deux millions d’objets

Selon Mme Polack, sur la période 1941/42, plus de deux millions d’objets ont été ainsi vendus à Paris, principalement à Drouot. A compter de l’été 1941, les administrations confisquent aux juifs biens immobiliers, financiers et oeuvres d’art. Leurs comptes sont bloqués, leurs galeries sont “aryanisées”.

Privés de ressources qui leur auraient permis de fuir, des milliers de juifs seront “pris dans la nasse” de la persécution nazie. Des oeuvres d’art ont été rendues à leurs propriétaires à l’issue de longs combats juridiques: c’est le cas de tableaux de John Constable ou Thomas Couture, qui sont exposés.

Les enchères bondées n’ont pas seulement eu lieu à Drouot. Mais aussi à Nice avec la vente du “cabinet d’un amateur parisien” en juin 1942 au Savoy-Palace. Sous ce nom, s’opère la dispersion de la collection du grand amateur d’art, Armand Isaac Dorville, mort un an plus tôt dans le Midi. L’Etat vichyste récolte avec cynisme les copieuses liquidités générées par la vente.

Une douzaine des tableaux issus de la collection Dorville sont encore dans les collections nationales. Le Louvre, le Musée d’Orsay et le Musée des Arts décoratifs en ont prêté quatre au total au Mémorial.

Quatre galeries emblématiques

L’exposition fait revivre le destin de quatre galeries illustres: la galerie de Paul Rosemberg, un des principaux collectionneurs de l’avant-garde, dont une cinquantaine d’oeuvres restent aujourd’hui en déshérence; celle de Berthe Weill, découvreuse appréciée de tableaux émergents; celle de René Gimpel, qui meurt au camp de Neuengamme en janvier 1945.

Celle enfin de Pierre Loeb, qui, émigré à Cuba, s’entend avec un confrère resté à Paris pour qu’il prenne les rênes de la galerie, lui évitant d’être spolié. Quand, à son retour, ce confrère ne veut plus lui rendre la galerie, c’est Pablo Picasso qui ordonnera à ce dernier d’obtempérer…

L’exposition montre aussi comment certains maisons d’enchères les plus zélées sous l’Occupation ont “eu l’art de tourner casaque”: elles confectionneront en 1945 de beaux catalogues pour des ventes en faveur des FFI, des déportés….

Appel aux musées nationaux

Mme Polack a appelé les musées nationaux à intensifier les recherches des oeuvres spoliées dans leurs collections sur cette période 1940/44.

“Les musées, en restituant, gagneraient” en considération, a-t-elle argumenté, s’appuyant sur l’annonce en juillet 2018 par le Premier ministre Edouard Philippe d’un renforcement des services dédiés à la restitution des biens spoliés aux familles juives.

Elle voit un premier pas dans le fait que des oeuvres issues de la collection Dorville aient été prêtées: “Cela montre la volonté de travailler ensemble. On est à l’aube de nouvelles prises de positions des musées qui vont travailler sur l’origine des provenances”, estime-t-elle. L’expo est à voir jusqu’au 3 novembre.

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